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CAUSERIE

On ne sait vraiment pas où certaines nouvelles prennent naissance et comment elles se propagent. Un grand nombre de journaux; de Paris et des départements ont annoncé, ces jours-ci , la mort et l'enterrement de M. Alexis Bouvier, le romancier populaire. L'un d'eux, plus complètement renseigné, a même été en mesure de constater qu'il y avait beaucoup de monde à la cérémonie funèbre !

M. Bouvier, qui se porte fort bien, a protesté ; mais tout en protestant il a été heureux de noter que les notices nécrologiques dont on l'a prématurément gratifié, sont, en général, bienveillantes et flatteuses.

Il n'est pas indifférent d'avoir pu ainsi entendre, par avance, la voix de la postérité.

D'autres romanciers ont eu sournoisement recours au canard funèbre tantôt pour arriver à ce résultat, tantôt dans le but d'activer la vente d'une édition en souffrance. C'est ainsi qu'Alphonse Karr, qui venait de publier sans succès un volume intitulé : Trois cents payes, imita un trait bien connu de Léon Gozlan, en se faisant passer pour mort, afin de stimuler la vente de l'ouvrage dédaigné. Il disparut.

Au bout de quelques jours, on le revit sur les boulevards, et comme on le félicitait sur sa résurrection, il répondait : - Oui, j'étais mort, mais ça va mieux !

Il est à remarquer que la plupart des grands tueurs d'hommes, des grands carnassiers, meurent dans leur lit. Quand je dis dans leur lit, ce n'est qu'une manière de parler . Je veux dire qu'ils ne meurent pas de la mort du soldat, sur le champ de bataille. Le maréchal de Moltke est mort dans ses lieux d'aisance. C'est une fin sans grandeur.

On peut haïr cet ennemi de notre pays ; il n'est pas possible de le mépriser, car il servit avec un dévouement sans bornes sa patrie d'adoption.

Nul homme de guerre n'aura eu l'aspect moins militaire que celui-là. Ce vieillard maigre, rasé, ridé, aux lèvres minces, aux yeux gris, presque sans regard, marchait courbé et en traînant les pieds, comme une vieille femme. Il était pourtant guerrier jusqu'au fond de l'âme. On se rappelle qu'en 1881, M. Bluntschli, professeur de droit à Berlin, lui ayant envoyé son Manuel du droit de la guerre, reçut de lui une lettre mémorable dans laquelle on lisait notamment ceci : « La paix perpétuelle est un rêve et ce n'est même pas un beau rêve. La guerre est un élément de l'ordre du monde établi par Dieu. Les plus nobles vertus de l'homme s'y développent : le courage et le renoncement, la fidélité au devoir et l'esprit de sacrifice; le soldat donne sa vie. Sans la guerre, le monde croupirait et se perdrait dans le matérialisme. »

Le vieux feld-maréchal, sur le compte duquel on a écrit à tort et à travers, avait rendu pleine justice à notre défense nationale.

Un écrivain prussien très patriote, M. Paul Lindau, a conté qu'un soir dans un salon de Berlin, des officiers allemands raillaient Gambetta et ses armées, afin de faire leur cour au maréchal de Moltke. Celui-ci les écoutait, adossé à une cheminée et avec un sourire crispé. Quand ils eurent achevé, il dit au milieu d'un profond silence : « - Rappelez-vous, messieurs, qu'après Sedan et après Metz nous considérions la guerre comme finie, la France comme abattue et que cependant, ces armées improvisées dont vous riez aujourd'hui, nous ont tenu cinq mois en échec, alors qu'un mois nous avait suffi pour vaincre les armées régulières. Vous pouvez avoir oublié cela, mais moi qui ai eu le grand souci de parer à cette résistance inattendue, je n'oublie pas... J'ajoute que la levée en masse organisée par M. Gambetta nous a tellement étonnés à l'état-major général, qu'il sera bon d'étudier attentivement cette question pendant les années de paix que nous avons devant nous. »

Il est regrettable que tous les Français n'aient pas été aussi justes que cet ennemi pour le grand patriote qui sauva du moins notre honneur national.

On a enterré cette semaine notre excellent confrère Mario Proth, dont les dernières années auront été bien cruelles. Le pauvre homme, qui s'était attardé dans la Bohême, était tombé gravement malade, après une longue vie de travail, et il était absolument sans ressources. Ses amis étaient intervenus, il est vrai, mais tardivement, car il avait longtemps dissimulé sa détresse.

Tout le monde littéraire aimait ce brave coeur chaud et dévoué. Comme critique d'art, Mario Proth avait contribué à faciliter les débuts de bien des peintres et des statuaires qui d'ailleurs ne l'ont pas oublié, car à la première annonce d'une tombola qui s'organisait en faveur du pauvre écrivain, les plus célèbres d'entre eux s'étaient empressés d'offrir leur concours, sous la présidence honoraire de M. Alexandre Dumas.

Mario Proth avait une gaîté de pince-sans-rire d'un tour bien étonnant, autrefois, au temps de sa prospérité relative. Voici un trait qui caractérisera, mieux que la meilleure définition, la genre de ses plaisanteries. Un jour, en revenant du Salon des Champs-Elysées, nous nous trouvons en présence d'un cavalier malhabile qui essayait en vain de faire avancer son cheval, un coursier de louage évidemment et qui s'était mis dans la tète de retourner à l'écurie. Nous considérions avec intérêt cette lutte comique entre l'entêtement et l'inexpérience, quand Mario intervenant dit au cavalier d'un ton de gravité bienveillante : - Voyons, monsieur, ce cheval est un entêté; vous êtes le plus raisonnable... Cédez, je vous en prie, cédez !

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